Un chiffre, brut, sans fard : depuis 2018, les exportations manufacturières de l’Union européenne jouent la carte de l’immobilisme, pendant que la Chine et les États-Unis voient leur production industrielle grimper, année après année. Les milliards d’incitations fiscales du plan américain IRA ont fait basculer plusieurs investissements stratégiques, qui ont quitté le sol européen sans état d’âme.Bruxelles ne ménage pas ses efforts pour enrayer la désindustrialisation, enchaînant les initiatives. Mais face aux divergences nationales et à la lenteur des mesures de soutien, les résultats tardent à percer. Ce décrochage industriel ne se limite plus au Vieux Continent : il commence à faire réfléchir d’autres grandes puissances.
Où en est réellement l’industrie européenne aujourd’hui ?
L’industrie européenne traverse une période de fragilité structurelle. Depuis la crise financière de 2008, la place de l’industrie dans le PIB de la zone euro recule chaque année, tandis que la Chine et les États-Unis intensifient leur avance. La désindustrialisation frappe droit au but, ébranlant surtout l’Europe du Sud et la France, alors que l’Allemagne peine à préserver son cœur industriel. Pour saisir l’ampleur du défi : au premier trimestre 2024, la production industrielle européenne reste toujours inférieure de 3 % à son niveau d’avant la crise sanitaire.
Sur le terrain mondial, la concurrence s’affirme sans relâche. Les investissements prennent la direction de régions jugées plus réactives, portées par des politiques publiques déterminées. Certes, l’Europe de l’Est accueille encore certains projets, séduits par la main-d’œuvre abordable, mais cette dynamique ne compense pas le reflux d’emplois industriels à l’Ouest. Dans les coulisses, le très attendu rapport Draghi, missionné par la Commission pour l’été, prépare un constat tranchant, notamment sur l’atonie persistante des gains de productivité.
La Banque centrale européenne observe, impuissante, la contraction du crédit et la montée de l’incertitude. Si le Nord s’accroche davantage, le Sud s’essouffle, et le morcellement du tissu industriel rend toute stratégie commune laborieuse.
Synthétiser les différences nationales permet de mesurer la diversité des enjeux :
- L’Allemagne, longtemps référence industrielle, montre aujourd’hui un essoufflement, même si ses exportations tiennent le choc.
- France, Espagne, Grèce : des trajectoires disparates, mais partout le même défi du renouveau industriel.
- L’Europe de l’Est conserve une croissance, mais demeure fragile du point de vue technologique.
Les racines profondes de la fragilité industrielle en Europe
La faiblesse industrielle de l’Union européenne n’est pas un accident soudain. Cela résulte d’une longue succession de choix économiques, parfois décalés. La politique de concurrence adoptée à Bruxelles a priorisé pendant longtemps la multiplication des acteurs, la baisse de prix, la libéralisation, en laissant de côté l’émergence de véritables géants industriels. Conséquence : le secteur productif reste éclaté, en net retrait face aux mastodontes américains ou asiatiques.
Côté États membres, les stratégies industrielles nationales ne convergent toujours pas. Chacun cultive ses filières et garde ses priorités. Certains protègent jalousement leur industrie, d’autres laissent passer les investissements, souvent happés par des concurrents extérieurs. Cette rivalité empêche l’innovation de s’imposer, en particulier dans l’industrie manufacturière, où la productivité stagne depuis plus de dix ans.
A cela s’ajoute une dépendance exacerbée, que ce soit sur le plan énergétique, technologique ou même militaire. Le retard accumulé dans les semi-conducteurs, la cybersécurité ou les équipements de défense illustre la perte d’autonomie du continent.
Pour comprendre les sources du manque de compétitivité, il faut passer en revue plusieurs blocages :
- Des tensions persistantes sur l’accès aux matières premières.
- Des chaînes de valeur désorganisées et fragiles.
- Un retard répété en matière d’innovation et de gains de productivité.
Très attendu, le rapport sur l’avenir de la compétitivité commandé par la Commission devrait lever le voile sur ces blocages profonds qui freinent l’élan industriel du continent.
Régulation, concurrence mondiale : quels leviers pour inverser la tendance ?
Si l’Union européenne souhaite tenir tête dans la compétition mondiale, il faut sortir des demi-mesures. Le temps presse : l’audace l’emporte sur la prudence. Le pacte vert lancé par Bruxelles donne une direction, mais bouleverse complètement des pans entiers de l’industrie classique. On voit apparaître d’autres mécanismes d’ajustement carbone aux frontières, qui redessinent les règles du jeu en cherchant à défendre les entreprises européennes tout en accélérant la décarbonation.
Pour rendre l’appareil industriel plus solide, l’Union européenne met sur la table chaque année des fonds structurels et des financements de cohésion conséquents. Il s’agit de moderniser, de monter en gamme et de soutenir la croissance des PME. Les secteurs clefs comme l’industrie numérique et l’intelligence artificielle sont désormais mieux servis en fonds publics, tandis que le fonds européen de défense et l’agence européenne de défense cherchent à redonner du souffle à l’autonomie technologique, notamment dans les domaines stratégiques.
Parmi les leviers actionnés aujourd’hui, certains se démarquent :
- Aller plus loin sur les aides d’État, notamment pour les secteurs industriels jugés stratégiques.
- Renforcer la coordination dans les projets industriels de grande envergure, menés à l’échelle européenne.
- Défendre le modèle européen lors des échanges institutionnels et économiques internationaux pour peser dans la régulation mondiale.
La politique industrielle en Europe ne peut plus se contenter de compromis tièdes. Miser sur la résilience et la capacité d’innovation n’attend plus. L’industrie automobile européenne, aujourd’hui malmenée, en est un exemple frappant : pour rester dans la course, il faudra s’adapter vite sous peine de relégation. Les choix posés dans les prochains temps dessineront durablement le visage de l’industrie sur le continent.
Ce que la situation européenne peut inspirer à d’autres régions, du Québec à l’Asie
Ce qui se joue en Europe trouve un écho jusqu’au Québec et en Asie. Dans la province canadienne, la question de la souveraineté technologique s’impose, avec une attention particulière portée à la fragmentation des politiques en Europe et à la difficulté de coordonner les stratégies à grande échelle. L’expérience européenne montre qu’un marché unique inachevé dans certains secteurs bloque l’émergence de champions capables de rivaliser à l’international.
Sur le continent asiatique, l’exemple chinois et la solidité du modèle japonais reposent sur une industrie exportatrice puissante, épaulée par l’État et un tissu de sous-traitants très intégré. Là où l’Union européenne débat et hésite, Pékin avance, impose ses normes et investit. La compétitivité européenne subit une pression de plus en plus forte à l’international, freinée par la lourdeur des décisions. En Asie, la souveraineté industrielle fait figure de pilier incontournable, sur le temps long.
Différents enjeux se retrouvent, quel que soit le continent, sous diverses formes :
- L’approche collective : faut-il rassembler les moyens ou laisser chaque région avancer seule ?
- La coopération entre entreprises, perçue tantôt comme moteur de montée en gamme, tantôt comme frein à la concurrence locale.
- Le rapport à la régulation : arbitrer entre règles actives et prédominance des logiques marchandes.
Le Canada, de son côté, multiplie les efforts pour diversifier ses filières industrielles. En toile de fond, les provinces suivent attentivement le débat européen, conscientes que la capacité à forger des alliances industrielles solides jouera un rôle décisif dans les années à venir. À travers ses avancées et ses tâtonnements, l’Europe rappelle au reste du monde que ce laboratoire industriel, fait d’hésitations et de paris, reste observé de près. Le moindre virage pris sert d’avertissement ou de piste à ceux qui, ailleurs, ambitionnent de maîtriser leur destin industriel.


